Moqueries, faits divers et alcool: Bardella a-t-il vraiment profité d'un "effet Tiktok" aux européennes?
"J’avais aussi sous-estimé la force de Tiktok". Ce dimanche 9 juin, après un score de 5,5%, Marie Toussaint, candidate écologiste aux européennes, a fait référence à la percée de Jordan Bardella sur le réseau social chinois. La tête de liste du RN a remporté l'élection avec un score triomphal de 31,5%, menant à la dissolution de l'Assemblée nationale par Emmanuel Macron.
Depuis des mois, Jordan Bardella enchaîne les vidéos et les millions de vues, faisant de lui un des politiques les plus puissants sur Tiktok . S'il a moins d'abonnés qu'Emmanuel Macron, il vient de dépasser le président de la République en nombre de "j'aime" qui dépassent les 35 millions de mentions. Un succès qu'il partage avec d'autres candidats d'extrême droite en Europe, mais aussi d'extrême gauche comme le révélait une étude du média Politico en mars 2024.
"L'essentiel de l'audience sur Tiktok, ce sont des moins de 35 ans. La percée de Jordan Bardella a contribué à toucher cet électorat, qui n'est habituellement pas le plus actif, d'un point de vue électoral", estime Romain Fargier, chercheur en sciences-politiques au Cepel (université de Montpellier).
Des contenus volontairement "amateur"
Un électorat dont les codes ne sont plus les codes traditionnels de la politique. Comme le ministre Jean-Baptiste Djebbari lorsqu'il était au gouvernement, Jordan Bardella est parvenu à adopter les véritables codes de la plateforme. Bien que l'effet du succès d'une vidéo soit difficile à estimer électoralement, l'écart entre la tête de liste RN et les autres est abyssal.
Comme a pu le constater Tech&Co, de nombreuses vidéos dépassent le million de vues. Pour atteindre régulièrement plus de deux, trois, quatre, voire cinq millions de vues. Des chiffres qui relèvent davantage de ceux d'influenceurs que des politiques.
"Jordan Bardella a oscillé entre des contenus travaillés, et des formats très simples, faisant 'amateur'" constate Romain Fargier, qui évoque par ailleurs de nombreux commentaires mentionnant sa personnalité, voire son physique, bien avant ses idées politiques.
Une façon de simuler une proximité avec les jeunes, qui ont voté pour lui à hauteur de 32% chez les 18-34 ans, contre 20% pour la France insoumise et seulement 5% pour Valérie Hayer, d'après une étude Elabe pour BFMTV, RMC et La Tribune Dimanche datée de ce 9 juin.
Tiktok, plus fort que Facebook ou Twitter?
Sur Facebook ou Twitter, la popularité des politiques est pourtant rarement synonyme de succès dans les urnes. En 2022, Éric Zemmour a dû se contenter de 7,3% des suffrages à la présidentielle, malgré une omniprésence sur ces deux réseaux sociaux. On peut également citer le cas de Nicolas Dupont-Aignan, particulièrement puissant sur Facebook, qui a dû se contenter de 2,1% des suffrages lors du scrutin.
Mais la réplique dans les urnes d'un succès en ligne est-elle davantage envisageable concernant Tiktok? C'est une possibilité, notamment concernant le vote des jeunes. Comme le rappelait le média Vox fin 2023, le très conservateur président argentin Javier Milei a pu compter sur un soutien massif des jeunes après un très large succès sur Tiktok.
En Finlande, une étude, relayée par le média Euractiv, évoquait en juin 2023 un rôle important de Tiktok lors des élections du mois d'avril de la même année. Un scrutin qui a vu les jeunes électeurs plébisciter le Parti des Finlandais, de droite nationaliste et populiste, particulièrement actif sur le réseau social.
"La courte durée des vidéos Tiktok exige que les questions complexes soient exprimées de manière simple et énergique" expliquait alors Eva Niskanen, directrice des réseaux sociaux chez Miltton, le cabinet à l'origine de l'étude. Un style qui semble particulièrement maîtrisé par la droite radicale, notamment aux États-Unis.
Sarcasme et ironie
"Il y a déjà eu un modèle, avec la droite radicale aux États-Unis, qui a réussi à bien accompagner Donald Trump. Avec l'utilisation notamment du sarcasme et de l'ironie, qui permettent de dédiaboliser les idées d'extrême droite par l'humour. Aux États-Unis, on dit souvent que la gauche ne sait pas faire rire en ligne, contrairement à la droite", rappelle Romain Fargier.
Faire rire, Jordan Bardella y est semble-t-il parvenu. Sur Tiktok, l'essentiel de ses vidéos ayant dépassé les trois millions de vues lors de la campagne (une quinzaine au cours des dernières semaines) n'ont que peu de chose à voir avec un programme politique.
Le 19 avril, 4,8 millions de jeunes internautes ont pu voir une courte séquence moquant une militante Renaissance snobée par des passants, tandis que 3,8 millions d'entre eux ont regardé la séquence mettant en scène un hommage de Jordan Bardella au rappeur Jul.
Le 19 janvier, une vidéo montre Jordan Bardella "buvant le seum" des journalistes de Complément d'enquête, après la diffusion d'un reportage à son sujet. Résultat: 3,2 millions de vues et 350.000 "j'aime". Jordan Bardella reprend par ailleurs cette culture de la moquerie et du "mème" dans une vidéo où il explique "boire les larmes des macronistes", le 22 décembre 2023.
Alcool et bonbons
L'alcool est un élément récurrent des vidéos Tiktok de Jordan Bardella. Au cours des derniers mois, les vidéos montrant Jordan Bardella face à un verre de vin ou de bière cumulent 13,5 millions de vues.
Mais le candidat RN n'a pas oublié de se montrer en train de déguster des macarons de Boulay (2,3 millions de vues), ou de se présenter en jeune amateur de bonbons, dans deux séquences de respectivement 3,6 et 4,9 millions de vues.
Ces contenus ont aussi permis de propulser des séquences bien plus politisées, en s'appuyant sur des faits divers très médiatisés. Une vidéo de Jordan Bardella évoquant le drame de Crépol, le 22 novembre 2023, a ainsi franchi la barre des 5,9 millions de vues. Tandis qu'une autre, évoquant cette fois la mort du jeune Matisse - la plus "likée" de Jordan Bardella avec 544.000 "j'aime"- atteignait les 5 millions de vues le 29 avril.
Face à ce succès numérique de Jordan Bardella, il reste toutefois bien difficile de mesurer précisément la part des utilisateurs de Tiktok transformés en électeurs. Et encore moins de connaître les motivations d'un tel vote -et donc sa pérennité, tant le contenu de la tête de liste RN mêle la politique et l'anecdotique.
"La question est finalement celle de l'offre ou de la demande. Est-ce que le contenu sur internet fonctionne car il y a une demande, ou est-ce que cette demande politique est créée par le succès de ces vidéos? Les chercheurs en sciences politiques doivent désormais se pencher sur le sujet pour tenter de trouver la réponse", estime Romain Fargier.