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Ce mardi 14 mai avait commencé comme n'importe quel autre jour de la semaine pour les agents du pôle régional d'extraction judiciaire de Caen. Leur mission de la matinée: convoyer un détenu entre le tribunal judiciaire de Rouen où il venait d'être entendu par un juge d'instruction et la maison d'arrêt d'Evreux où il est incarcéré.
Un trajet d'une heure et d'une soixantaine de kilomètres. Rien qui ne sorte de l'ordinaire pour ces hommes de l'administration pénitentiaire habitués à ce genre d'escorte même s'il s'agit, ce mardi matin, d'une mission d'extraction de niveau trois, c'est-à-dire réservé aux détenus particulièrement surveillés.
Il est 11 heures quand le convoi quitte l'autoroute A13 pour s'engager sur l'A154. Les deux véhicules de l'administration pénitentiaire arrivent alors au niveau du péage d'Incarville, du nom de ce village de l'Eure situé dans l'une des boucles de la Seine à une trentaine de kilomètres au sud de Rouen.
Au moment où le convoi passe les barrières de péage, une voiture bélier -qui avait franchi le péage quelques minutes plus tôt et attendait le convoi sur le bas-côté- percute de face le fourgon de l'administration pénitentiaire, en tête du convoi. L'attaque va durer moins de deux minutes.
"J'ai entendu plein de coups de feu, des gros boums"
Les deux véhicules de l'administration pénitentiaire sont bloqués et ne peuvent ni avancer, ni reculer. Immédiatement, des hommes habillés de noir, cagoulés et lourdement armés font irruption. Certains sont présents dans la voiture bélier, d'autres dans une seconde voiture qui suivait le convoi, comme le montreront les images de vidéosurveillance du péage, d'un camion et du passager d'un car.
Les membres du commando pointent aussitôt leurs armes d'assaut en direction des agents pénitentiaires. Nicolas, chauffeur routier, est présent au moment de l'attaque. Il pense, dans un premier temps, qu'il s'agit d'une intervention de la douane.
"Je voyais les gyrophares", racontera-t-il à BFMTV. Mais en avançant, il remarque les hommes cagoulés, habillés tout en noir, sans brassard de police.
"Et là j'ai commencé à me dire: 'Il y a quelque chose qui ne va pas'."
En franchissant le péage au volant de son camion, il aperçoit alors un agent pénitentiaire allongé au sol, les mains en sang sur la tête. Et comprend que la situation est grave.
"Je me suis dit: 'Je vais mourir'"
Anaïs assiste elle aussi à l'attaque en temps réel. Elle se trouve alors dans un bus arrêté au péage lorsque le convoi pénitentiaire est pris pour cible.
"D'un coup, je vois que tout le monde se baisse dans le bus, tout le monde va au fond du bus", témoignera-t-elle pour Le Parisien. "Je me suis mise à paniquer et j'ai entendu plein de coups de feu, des gros boums aussi."
Une personne se met à prier et l'un des passagers prend le volant du bus pour tenter de s'éloigner des lieux. "La panique et l'angoisse en même temps, c'était atroce", se souviendra-t-elle pour TF1.
"Je me suis dit: 'Je vais mourir'."
Les assaillants font feu à plusieurs reprises. Une violence extrême mais un assaut qui semble minutieusement préparé. Les enquêteurs découvriront que les voitures avaient été volées quelques jours plus tôt.
"Je croyais que c'était un 'go-fast'"
Jérôme se trouve lui aussi sur place à ce moment précis, il se rendait à son travail. "On a commencé à entendre la fusillade, mais une fusillade vraiment nourrie. On s'est dit que c'étaient des armes lourdes", témoignera-t-il pour BFMTV. Il n'envisage alors pas une seule seconde ce qui est en train de se passer.
"Je croyais que c'était éventuellement un 'go-fast' qui se faisait interpeller par les gendarmes."
Sandrine, une salariée d'une agence d'intérim située juste à côté de la barrière de péage, entend "vingt ou trente tirs très forts", confiera-t-elle, encore sous le choc, à France Bleu Normandie. "On pense que ça ne se passe que dans les films, mais non."
Deux fonctionnaires sont tués. L'un avait 52 ans, était capitaine, marié et père de jumeaux qui allaient fêter leur 21 ans. L'autre, 34 ans, s'apprêtait à devenir père de famille et laisse une femme enceinte de 5 mois.
Trois autres agents, tous pères de famille, sont grièvement blessés -deux d'entre eux sont toujours entre la vie et la mort. Quant au détenu, il est extrait du fourgon par ses complices et ensemble, ils prennent la fuite.
Le détenu surnommé "la mouche"
Ce détenu, c'est Mohamed Amra, un homme âgé de 30 ans surnommé dans le milieu du banditisme "la mouche". L'homme a été condamné il y a quelques jours par le tribunal d'Évreux à 18 mois de prison ferme pour des vols aggravés. Il a d'ailleurs tenté de s'évader le dimanche précédant l'attaque en sciant les barreaux de sa cellule.
Son profil judiciaire est lourd: 13 condamnations figurent sur son casier. Il est également mis en examen pour trafic de stupéfiants, mais aussi pour une tentative d'homicide à Saint-Étienne-du-Rouvray (Seine-Maritime) -c'est d'ailleurs pour cette affaire qu'il était entendu ce mardi matin à Rouen- et compte une troisième mise en examen pour enlèvement et séquestration ayant entraîné la mort, des faits qui se sont produits à Aubagne (Bouches-du-Rhône).
La traque commence alors. Le GIGN, spécialisé dans la gestion de crise et les missions dangereuses, est envoyé sur place. Le plan Épervier est déclenché, quelque 200 gendarmes de plusieurs départements sont mobilisés, des barrages sont dressés et des hélicoptères survolent la zone. Deux véhicules seront retrouvés brûlés à quelques kilomètres du péage.
Une cellule de crise est ouverte au ministère de la Justice. Eric Dupont-Moretti, le garde des Sceaux, réagit avec beaucoup d'émotion. "Notre pays est en deuil", déclare-t-il avec gravité, dénonçant "un crime ignoble". C'est "un choc pour nous tous", s'émeut Emmanuel Macron sur X. "Tout est mis en œuvre pour retrouver les auteurs de ce crime", promet-il. "Nous serons intraitables."
L'exceptionnelle violence de l'attaque -pour rappel, l'administration pénitentiaire n'avait pas été endeuillée depuis plus de trente ans- suscite la stupeur et l'effroi dans toute la classe politique.
"La vie humaine n'a plus de prix pour certains", déplore Éric Ciotti, le président des Républicains. Jordan Bardella, tête de liste du Rassemblement national aux élections européennes, fait part de son "immense tristesse". Une "épouvantable attaque", s'indigne Fabien Roussel, le secrétaire général du Parti communiste. "Aucun agent du service public ne devrait mourir dans l'exercice de ses fonctions", abonde Mathilde Panot, la cheffe des députés LFI.
"Nous les traquerons, nous les trouverons et ils paieront"
Une stupeur et une indignation jusque sur les bancs de l'hémicycle: une minute de silence à l'Assemblée nationale pour rendre hommage aux victimes. Gabriel Attal, le Premier ministre, déclare devant les députés que "c'est la République qui a été attaquée". Quant aux assaillants, "nous les traquerons, nous les trouverons et ils paieront", promet le chef du gouvernement.
Au lendemain de l'attaque, c'est l'administration pénitentiaire toute entière qui est en deuil. Et en colère. Les syndicats organisent une opération "prisons mortes", bloquant l'ensemble des établissements et structures pénitentiaires, comme à Caen, Grasse, Nice, Marseille ou Draguignan. "On est en grande difficulté, il faut qu'on nous aide", implore Erwann Saoudi, secrétaire interrégional FO Justice Paris.
Et à la même heure que l'attaque de la veille, une minute de silence est observée devant toutes les prisons de France.
La juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée a été saisie de l'enquête portant notamment sur les infractions de meurtre et tentative de meurtre en bande organisée -faisant encourir la réclusion à perpétuité- évasion et bande organisée, acquisition et détention d'arme de guerre et association de malfaiteurs en vue de la commission d'un crime.
Interpol a émis une notice rouge pour Mohamed Amra. Mais pour l'heure, le détenu et les assaillants qui ont mené l'attaque restent introuvables.