"On ne sort pas indemne de cette lecture": comment Manu Larcenet a adapté "La Route" en BD
"Je suis un peu exalté." Manu Larcenet est heureux. L'auteur de Blast est de retour en librairie avec un nouvel album, une adaptation d'un classique de la littérature américaine contemporaine, La Route, puissant roman post-apocalyptique de Cormac McCarthy. Un album qui lui tient à cœur et dont il pourrait parler des heures. "Je passe ma vie à être un ermite et à parler à personne. J'en profite!"
Manu Larcenet y raconte l'impossible survie d'un père et son fils dans un monde violent où la civilisation a été balayée par une catastrophe. Avec cette adaptation du prix Pullitzer 2007, déjà transposé au cinéma en 2009, avec Viggo Mortensen, il livre une BD plus sombre que ses précédentes. "Ça, c'est un peu mon fond de commerce", répond en souriant le dessinateur qui souffre de troubles bipolaires.
"J'ai des phases dépressives depuis que je suis enfant. Ça a bercé toute ma vie", explique l'auteur du Combat ordinaire. "Depuis tout petit, l'esthétique de la noirceur, du désarrois, du désespoir me fascine. C'est ma culture. J'adore ça. Je suis fait pour ça."
"Un an et demi" de travail acharné
La Route n'est pas pour autant un aboutissement dans cette recherche esthétique. Pour cet ancien élève des arts appliqués, chaque projet nécessite de trouver le bon style graphique. "A chaque fois que je commence un projet, je ne sais pas si je vais y arriver, si je vais trouver le bon vocabulaire graphique. Je ne sais pas si je vais pouvoir mettre ce que j'ai envie d'y mettre, si ça va se voir."
Pour ce nouvel album, Manu Larcenet s'est donc inspiré des gravures de Dürer et Gustave Doré. "J'avais des livres entiers de gravures. Comme je culpabilisais de ne pas mettre tant de texte que ça, je me suis dit qu'il fallait que chaque page soit un peu moins lisible que ce que je faisais d'habitude pour que les gens aillent fouiller dans chaque image et qu'ils ne survolent pas le livre. Ça fait durer le temps de lecture."
Le défi était d'autant plus important que La Route est sa première BD entièrement réaliste. Dans Le Rapport de Brodeck, d'après Philippe Claudel, les personnages étaient caricaturés et cohabitaient avec une nature si réaliste qu'elle en devenait effrayante. "Je n'avais jamais fait ça. Il m'a fallu acheter des bouquins d'anatomie. J'en ai acheté un avec 1.500 pages d'expressions corporelles et finalement je ne m'en suis pas servi!"
La Route lui a demandé "un an et demi" de travail acharné "tous les jours" sur tablette numérique. Certaines cases sont "à la limite de l'abstraction" pour plonger le lecteur dans cette histoire à la noirceur infinie. Il a travaillé chaque image pour enlever les pieds de ses personnages et les mettre en scène dans un univers impitoyable livré aux éléments (vent, neige, poussière, brouillard).
"Un livre où tout pèse lourd"
Il est même difficile, au premier abord, de comprendre comment il a pu les dessiner. "Ils marchent constamment dans la cendre. J'ai donc enlevé tous les pieds pour éviter qu'ils se déplacent sur un sol solide - pour renforcer l'idée que tout était en train de se casser la gueule", explique le dessinateur, qui cite aussi comme influence le manga Akira et ses images de Tokyo détruit après une apocalypse nucléaire.
Grâce à la palette graphique, Manu Larcenet s'est créé des outils spéciaux pour donner vie au monde mourant de La Route. Il a privilégié des gris colorés "pour adoucir le dessin et le rendre plus sordide". Il a scanné des gravillons qu'il a utilisé comme gomme pour obtenir "une impression de vieux papier ou de poussière". Chaque case semble avoir été sculptée dans les ténèbres.
N'est-ce pas trop lourd pour les lecteurs? "Il y a des récits qui demandent ça", répond le dessinateur. "La Route, si je l'avais fait en ligne claire, ou de manière diaphane, ça n'aurait eu aucun intérêt. C'est un livre où tout pèse lourd. Si je me mets à faire des dessins jolis, ça ne fonctionne pas." Et encore le roman est "bien pire", rappelle encore Manu Larcenet. "On ne sort pas indemne de cette lecture."
Cette "idée du désespoir", omniprésente dans le récit de Cormac McCarthy, l'a poussé à l'adapter sous forme de bande dessinée. "On me dit que l'enfant apporte une touche d'espoir dans cette histoire. Je ne trouve pas. Le père est extraordinaire: il apprend à son fils à se suicider." Il a d'ailleurs retiré la dernière scène du roman, où l'enfant rejoint un groupe de femmes, pour éviter de "terminer sur une note hollywoodienne".
Autre chose que du dessin
L'élaboration de cette BD en 150 pages, qui compte plus de 1.400 images, a été "horrible". "J'ai traité chaque image non pas en tant que planche mais en tant que dessin. J'ai pris chaque case à part exprès pour ne pas contrôler mes planches. J'ai poussé chaque case au maximum jusqu'à ce que mon dessin montre exactement ce que disait la phrase sur mon livre. Chaque case a été faite au moins trois ou quatre fois."
Aucune case ne se ressemble. "J'étais très fâché après avoir rencontré des producteurs de cinéma. À chaque fois, ils louaient ma vision mais me demandaient sans cesse de faire un arc narratif. C'était de la connerie! Sur La Route, je me demandais à chaque fois que je dessinais si ça ressemblait à de la BD classique ou à du cinéma. Quand c'était l'un ou l'autre, j'allais dans une autre direction."
Maintenant que La Route est sorti, ses angoisses se sont envolées. "Tout le monde s'y intéresse, j'ai moins d'inquiétudes par rapport au livre et je vais pouvoir passer à autre chose plus sereinement." Il peut enfin prolonger l'expérience du livre en se plongeant dans le jeu The Last of Us. Il en a apprécié la série qui l'a étonné par ses similitudes avec La Route. "On verra si j'accroche. Je ne suis pas très doué en jeu vidéo."
Et après? "Le temps passe et je commence à vieillir. Grâce à mon traitement, les phases de bipolarité sont moins importantes qu'avant. Donc je commence à mieux vivre et j'ai envie de faire autre chose que du dessin de temps en temps. Là, j'ai pris à plaisir fou à extraire pendant trois semaines avec un marteau et un clou, des pierres qu'on a trouvées dans mon atelier. Alors, pourquoi pas. Essayons des choses comme ça."
La Route, Manu Larcenet, Dargaud, 160 pages, 28,50 euros.