Des cuisines du Kremlin à la tentative de putsch: comment Prigojine a échappé à Poutine
Evguéni Prigojine se rêverait-il calife à la place du calife? L'impétueux chef de l'organisation paramilitaire Wagner s'est subitement rebellé, vendredi 23 juin, aux environs de 23 heures, menaçant de marcher sur Moscou. Une rébellion finalement annulée au bout de quelques heures, sans trop de détail. Même si rapidement avortée, Vladimir Poutine s'est insurgé contre la "trahison" de son ancien protégé.
Entre l'ancien officier du KGB et Prigojine, la romance a pourtant duré plus de vingt ans. En 1990 Prigojine sortait des geôles de l'URSS où il purgeait une peine de 9 ans pour des faits de proxénétisme, cambriolage et violences. Dès sa sortie, le repris de justice a senti le vent tourner et décidé de profiter de l'ouverture brutale de la Russie au capitalisme dérégulé.
Dans un premier temps, Prigojine s'est contenté d'une modeste entreprise de vente de hot-dogs. Un premier pas dans le monde du business et de la restauration rapidement couronné de succès. Porté par cette réussite, il multipliera les aventures culinaires. Le point d'orgue de ce business: l'ouverture d'une adresse luxueuse dans les beaux quartiers de Saint-Pétersbourg. Très rapidement, le "New Island" est devenu un haut lieu où se côtoyaient élites bourgeoises, politiques et les business-men de premier ordre. Et parmi ces clients influents, un certain Vladimir Poutine.
Le "cuisinier de Poutine"
En 2001, fraîchement élu président de Russie, Vladimir Poutine a entrepris de consolider ses relations internationales. En ce sens, il décide d'inviter à Saint-Pétersbourg son homologue français Jacques Chirac. L'occasion pour les deux dirigeants d'échanger à une table du "New Island", sous le regard indiscret du propriétaire de l'établissement.
À grands renforts de grands crus et de petits plats, Prigojine s'est lentement immiscé dans le cercle rapproché de son client. Une proximité qui lui a permis de décrocher les très juteux contrats de restauration pour remplir les assiettes des écoliers moscovites, des militaires russes, mais aussi des locataires du Kremlin. Autant de contrats qui lui vaudront son titre de "cuisinier de Poutine", mais aussi - et surtout -, sa fortune.
Le média russophone Current Time estime que 5000 contrats noués entre le gouvernement et les entreprises de Prigojine ont, au minimum, amené à sa fortune personnelle 2,3 milliards d'euros. Ces fonds, l'homme d'affaires a décidé de les placer discrètement dans un groupe composé de vétérans endurcis issus des services secrets et de l'armée régulière russe. En 2014, ce groupe est formellement nommé: Wagner. Une milice dirigée en façade par Dmitri Outkine, mais financé par Prigojine, ce qu'il ne reconnaîtra que quelques années plus tard.
Les premières occasions de briller de ces mercenaires auront lieu dès l'annexion de la Crimée par la Russie, alors que les liens entre l'entreprise paramilitaire privée et le ministère de la Défense russe pouvait encore poser question. Des sociétés militaires qui sont, en théorie, interdites dans le pays.
Chef de guerre
Discrètement installé en arrière-cuisine, le leader de Wagner est resté très effacé jusqu'en 2022, se plaçant sous les projecteurs pour la première fois à l'occasion du conflit entre Russie et Ukraine. Une entrée remarquée, à grands coups de propagande sur les réseaux sociaux.
La première pierre de sa notoriété a été posée le 26 septembre 2022, lorsque que le "cuisinier" a formellement reconnu avoir fondé Wagner. Une déclaration de paternité partagée sur les réseaux sociaux de son entreprise Concord Management and consulting. Il y louait les "héros qui ont défendu le peuple syrien, d'autres peuples de pays arabes, les démunis africains et latino-américains".
Le même mois, Prigojine a dopé sa machine à propagande. Il s'est illustré dans une vidéo captée dans une prison russe. On l'y voit débaucher les prisonniers, leur offrant la liberté s'ils rejoignent ses rangs. La vidéo d'une poignée de minutes instaure un personnage carré, le crâne rasé, les traits sévères et le ton ferme.
"Je représente la société militaire privée Wagner. […] Si vous voulez sortir de prison maintenant, vous le pouvez, en échange de quoi vous devez donner six mois de votre temps pour participer à l'effort de guerre sur le front ukrainien. […] Si vous faites six mois, vous êtes libre.
Perte de contrôle
Contrairement à la guerre éclair prévue par Vladimir Poutine, le conflit en Ukraine s'est enlisé et dure depuis 16 mois. Plus les affrontements durent, plus la Russie doit s'appuyer sur Wagner pour mener son offensive, sans que le groupe ne soit formellement entre les mains de Moscou. Cette collaboration bien huilée semble avoir déraillé dans les premiers jours du mois de juin, dès le début de la contre-offensive ukrainienne.
Alors que les combattants miliciens opéraient aux côtés de l'armée régulière, le commandement russe a annoncé sa volonté d'engloutir Wagner. Cette directive émanait du ministre de la Défense en personne, Sergueï Choïgou. Elle fit immédiatement l'objet d'une fin de non-recevoir. L'un des signes les plus criants de la lente prise d'indépendance de Prigojine vis-à-vis du pouvoir et de Poutine. Une fissure officielle après des semaines de vagues menaces officieuses par médias interposés.
Il reste cependant difficile de dire qui de Poutine ou de Prigojine a enterré la relation de longue date. Le second a accusé le premier d'avoir fait bombarder ses soldats installés en Ukraine. En réponse, le patron de Wagner a brandi ses "25.000 combattants" et lancé puis rapidement avorté une rébellion. Difficile de savoir ce qui a fait changer d'avis le cuisinier de Poutine, celui-ci ayant simplement annoncé vouloir éviter "un bain de sang".
L'une des contreparties devait être la fin de l'enquête menée par Moscou pour "appel à la mutinerie armée" annoncée samedi. Pourtant, malgré les promesses du Kremlin, Prigojine était toujours visé par des investigations ce lundi. Poutine estime peut-être que la créature qu'il nourrit pendant des années pourrait s'avérer trop puissante, et surtout, trop indépendante.